Il était 8h36. Environ une trentaine de citoyens, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes s’impatientent devant la porte verrouillée par du fer forgé de la municipalité de Hamamm-Lif. Agacée par le non-respect de l’horaire du travail, la foule commence à crier son ras-le-bol, en hurlant et en bousculant la portière. Normalement, la séance commence à 8h30 piles, mais il a fallu deux autres longues minutes pour qu’un agent vienne enfin mettre une clé dans la serrure et laisser le monde en colère se précipiter vers les guichets pour former de longues queues désordonnées. L’appareil qui délivre les tickets avec des numéros pour régler le flux des citoyens et optimiser leur temps d’attentes étant en panne, il était impossible de ne pas voir la frustration s’installer à cause de l’incivisme de ceux qui tentent se passer outre la file d’attente. Derrière les guichets vitrés, trois agents vérifient, lentement, leurs registres et leurs tampons avant de commencer à servir les premiers de la file. Coïncidant avec le premier jour de la rentrée des classes, il était normal que le nombre de demandeurs de prestation soit exceptionnel. Mais il est complètement absurde de se voir les Tunisiens, par ces temps où les technologies bouleversent le monde, sacrifier de longues heures dans le va-et-vient entre les administrations et subir, au passage, le comportement irrespectueux et inconscient des agents publics payés avec l’argent des contribuables. Il est inadmissible que l’on continue à obliger les gens à prouver l’authenticité de la signature devant un agent alors que dans le monde, biométrie, QR code et autres moyens de reconnaissance et d’identification électronique ont radicalement transformé les relations entre le citoyen et l’Etat en tant qu’autorité administrative.
Des millions d’heures perdues chaque année dans des files d’attentes interminables un peu partout dans le pays coûtent très cher à la communauté nationale. Ce sont des pertes qui accablent les particuliers et les entreprises et freinent l’économie du pays. Chaque déplacement (inutile) pour régler une procédure physique, chaque tampon apposé après une heure d’attente et chaque formalité régularisée manuellement peuvent être remplacés par un simple clic sur un petit écran tactile. Mais lorsque la bureaucratie l’emporte sur le progrès, c’est tout le pays qui est pris en otage et empêché d’accéder à la modernité. Le plus absurde, c’est que la Tunisie dispose de tout ce qu’il faut pour réussir cette transformation. Des milliers d’ingénieurs et des centaines de start-up spécialisés dans le digital sont sollicités dans beaucoup de pays pour dématérialiser l’administration et les différentes prestations dédiées aux citoyens et aux entreprises. Mais nul n’est prophète dans son pays. Ici, rien ou presque ne change, malgré de nombreuses lois réglementant la dématérialisation votées et adoptées depuis plus de deux décennies. Des conférences et des stratégies axées sur la transition numérique ne débouchant sur rien de concret pour que, le lendemain, les citoyens se trouvent encore et toujours dans les files d’attente en quête d’un tampon comme au siècle dernier. Pendant que dans le monde, tout tournait désormais autour des nouveaux algorithmes de l’IA et des protocoles sécurisant les bases de données interconnectées et les services en ligne, nous persistons à gaspiller notre temps et notre argent dans des pratiques archaïques.
Le coût de la non-modernisation ne se calcule toutefois pas seulement en heures de travail perdues ni par les préjudices sociaux et de santé que les citoyens endurent durant les épisodes interminables de stress et de frustration dans leur relation avec l’administration, mais se chiffre par des dommages économiques colossaux sous forme de projets de développement bloqués et un retard irrécupérable sur la voie du progrès.
H.G.