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La Chronique de Soufiane Ben Farhat : Tunisie - La centrale syndicale dans la tourmente

Par Soufiane Ben Farhat

 

Après le dialogue soutenu, les rapports entre le gouvernement tunisien et l’Ugtt, la centrale syndicale, se sont mués en un non-dialogue. Les syndicalistes crient au loup. Mais, à bien y voir, ils gagneraient surtout à réorganiser le ban et l’arrière-ban. 

 

Tout pouvoir, qu’il soit politique, partisan ou associatif subit un jour ou l’autre l’implacable loi de l’usure du pouvoir. Une échéance fatale qui dépend de l’effet corrupteur du temps, de la persistance des mêmes têtes aux commandes et de l’accumulation de fautes plus ou moins graves. En fait, il y a une grave crise qui secoue l’Ugtt intramuros. Ses hauts dirigeants et certains de ses cadres intermédiaires font l’objet de remises en cause aux yeux de l’opinion en général et de franges non négligeables de syndicalistes en particulier.

Et puis les temps ont changé. La Tunisie post-révolution n’est plus celle d’antan. De même, la sociologie numérique impose de nouvelles dynamiques sociales et de nouveaux types de solidarité. C’est un phénomène universel. Un peu partout dans le monde, les partis, syndicats et réseaux associatifs battent de l’aile. Leur légitimité parfois légendaire en pâtit considérablement. Certains s’adaptent, d’autres demeurent dans leurs bulles d’antan et finissent par se scléroser.

 

L’amont et l’aval

En 2013, l’Ugtt avait joué un rôle considérable dans ledit Dialogue national. Cela avait contribué au dénouement de la grave crise qui secouait alors le pays entre le pouvoir de la Troïka et ses subsides d’un côté et l’écrasante majorité des Tunisiens de l’autre. Le Dialogue national avait abouti moyennant l’abdication de la Troïka et la nomination d’un nouveau gouvernement. Il avait permis également l’adoption d’une nouvelle Constitution, en vertu de laquelle seront organisées les élections législatives et présidentielle de 2014, et la promesse de procéder à la révocation des centaines de milliers de nominations partisanes dont le parti fondamentaliste Ennahdha avait truffé l’administration. Ce dernier point n’a jamais été concrétisé en fait.

L’Ugtt paraissait alors au zénith, au faîte de sa gloire. Elle a pu ainsi mériter le prix Nobel de la Paix 2015 obtenu avec la centrale patronale, la Ligue de défense des droits de l’homme et l’Ordre des avocats.

La centrale renforça depuis son rôle de partenaire incontournable dans les interminables tractations politiques. En effet, la Constitution défunte de 2014 avait enfanté un système incongru de trois présidences nécessitant d’incessantes tractations entre factions et partis, au détriment des réformes économiques et sociales. En même temps, la collusion de certains partis influents -Ennahdha en tête - avec la ténébreuse et meurtrière constellation des groupuscules terroristes était on ne peut plus manifeste. 

Autre phénomène et non des moindres, la corruption érigée en système, intimement liée aux cercles du pouvoir. Elle n’en finissait pas de susciter le courroux de vastes franges de l’opinion, les classes moyennes exsangues et meurtries en prime.

Au bout du compte, l’opinion tunisienne commença à adopter le vote-sanction. Il fut relativement à l’œuvre lors des élections municipales de mai 2018. Il s’amplifia lors des élections législatives et présidentielle de 2019. Kaïs Saïed, alors candidat ouvertement anti-système, fut massivement élu président de la République avec 72,71% des voix.

La crise du Covid 19 mit en lumière l’inanité et la corruption des gouvernements issus d’alliances parlementaires douteuses et toujours chapeautées par Ennahdha et ses fantasques partis satellites. Elle coûta la vie à plus de vingt-cinq mille Tunisiens en une seule année. Les Tunisiens en furent profondément traumatisés. 

 

Point de non-retour et dialogue de sourds

Et lorsque, le 25 juillet 2021, le Président Kaïs Saïed suspendît le Parlement et la Constitution et limogeât le gouvernement, le commun des Tunisiens applaudit. L’Ugtt fut parmi les premiers soutiens de Kaïs Saïed.

Cependant, et comme l’appétit vient en mangeant, la centrale syndicale commit une faute grave. Moyennant un congrès extraordinaire non électif et particulièrement contesté tenu en pleine période du pic de la pandémie en 2021, elle adopta un amendement des statuts qui permet aux membres du bureau exécutif de se présenter pour plus de deux mandats. Ce qui se concrétise lors du congrès de février 2022 à Sfax.

Jusque là, les rapports entre l’Ugtt le gouvernement étaient plus ou moins normaux, avec des hauts et des bas au gré de l’actualité. Ils se vouvoyaient en anglais en quelque sorte. Il y eut cependant deux tournants. Le premier fut l’initiative de l’Ugtt d’organiser un Dialogue national à caractère politique. Elle s’y essaya et publia même une liste des participants et des thématiques. Mais l’initiative fut mort-née, un coup d’épée dans l’eau. Le second tournant fut lors du meeting syndical du 4 mars 2023. Dans son allocution, le secrétaire général de l’Ugtt exprima son soutien à ceux qu’il qualifia de “détenus politiques à la prison de Mornaguia”. Il s’agissait en fait de personnes, dont des opposants, poursuivies par la justice pour complot contre la sûreté de l’Etat.

Depuis, c’est le dialogue de sourds et le point de non-retour entre le gouvernement et l’Ugtt. Cependant, la centrale exige aujourd’hui d’instituer un dialogue avec le gouvernement. Se sentant fragilisée, elle tend la main et tient un discours plutôt mesuré et en bémol. Témoin, son dernier meeting du 2 mars 2024.

N’empêche, les langues se délient. Certains, y compris des syndicalistes, accusent ouvertement l’Ugtt de faire partie de l’ancien establishment et de faire le jeu des tristement célèbres gouvernants de la décennie noire 2011-2021. D’autres parlent ouvertement de bureaucratie syndicale et de corruption des dirigeants syndicaux. Plusieurs affaires de corruption et de malversations étant saisies par la justice, certains syndicalistes ont été écroués au cours des derniers mois. Quant au gouvernement, il campe toujours dans son attitude de nonchalance courtoise vis-à-vis des dirigeants de la centrale syndicale.

Qu’en est-il au bout du compte ? Désamour, désenchantement, crise de confiance ? Ce qui est certain c’est que la crise n’est pas l’apanage du seul pouvoir. Elle peut aussi sanctionner terriblement ceux qui sont censés être le contre-pouvoir. 

S.B.F

 

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