Par Hassan GHEDIRI
Le récit d’une invraisemblable volte-face de l’Etat. Gabès, qui vit depuis plus de quarante ans asphyxiée par la pollution, ne peut plus retenir sa colère contre un Etat qui ne tient pas ses promesses…
Chott Essalam (la plage de la paix) ne porte pas ou plus son nom. Ce quartier de plusieurs milliers d’habitants vit depuis quelques jours sous le choc après la multiplication des cas d’asphyxie au gaz toxique dégagé par les unités de transformation de phosphate implantées dans la région.
Cette localité qui a accepté sort en vivant, ou survivant, pendant des décennies dans l’épicentre de ce qui est, désormais, désigné dans beaucoup de médias internationaux par «la petite Tchernobyl de Tunisie », est décidée d’en finir une fois pour toutes et de lutter pour son droit de vivre dans un environnement sain. La grogne populaire a atteint son paroxysme suite à la dégradation alarmante de la qualité de l’air dans la ville avec l’échappement répétitif des gaz toxiques des usines qui fabriquent l’acide phosphorique.
C’était d’abord à Ghannouch, l’une des principales délégations du gouvernorat de Gabès, qui compte près de 30 mille habitants, où les premiers cas d’intoxication ont été constatés les 9, 10 puis le 16 septembre dernier nécessitant la prise en charge par la protection civile. Ensuite, c’était au tour de la petite commune de Chott Essalem d’être directement exposée aux rejets de gaz toxique émanant des installations de traitement de phosphate situées à quelques encablures du collège.
Dans un premier temps, une cinquantaine d’élèves dans un collège situé dans cette commune avaient présenté, le 27 septembre 2025, des signes d’asphyxie après avoir inhalé des gaz dégagés par les usines du Groupe Chimique Tunisien, comme l’ammoniaque, le dioxyde de soufre et les vapeurs d’acide fluorhydrique. Le même incident s’est reproduit trois jours plus tard avec plusieurs cas de suffocation dénombrés dans le même collège.
Une succession des intoxications causées par les émissions du Groupe Chimique qui a fait exploser la colère des habitants sortis par milliers dans la rue pour protester contre le silence des autorités et exiger le démantèlement immédiat et définitif de toutes les usines incriminées. Avant-hier vendredi, des centaines de manifestants ont parcouru la ville de Gabès pour protester contre le silence des autorités face à la catastrophe sanitaire qui frappe la région depuis plusieurs décennies.
Des pneus ont été brûlés à la même occasion pour bloquer l’accès à la zone industrielle tandis que plusieurs jeunes mobilisés au sein du mouvement « Stop pollution » qui milite depuis 2012 contre toutes les sources de pollution à Gabès ont pénétré dans les locaux du Groupe chimique où ils ont entamé un sit-in ouvert.
Sit-in ouvert
Il faut dire que la colère contre la pollution reste toujours vive à Gabès et ce à cause des nombreuses promesses non tenues faites par les gouvernements successifs depuis la révolution. La multiplication depuis septembre des cas d’intoxication aux gaz dégagés par les unités de fabrication des engrais chimique semble être la goutte qui a fait déborder la vase. D’ailleurs, les sit-inneurs installés depuis vendredi dans les locaux du Groupe Chimique à Gabès ne comptent pas lever leur camp avant le démantèlement de toutes les unités polluantes, comme ils l’ont fait entendre dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux.
«Que cela dure des jours, des semaines ou des moins, nous ne lâcherons pas prise jusqu’à ce que l’Etat honore ses engagements », annonce-t-on en substance.
Il est important de rappeler qu’en 2017, le gouvernement Youssef Chahed a dévoilé un programme de dépollution destiné aux régions affectées par les rejets des industries de transformation de phosphate installées depuis le début des années 70 à Gabès et Sfax.
Le programme consiste à démanteler progressivement à partir de 2018 toutes les unités polluantes appartenant au Groupe Chimique, à les délocaliser dans de nouveaux sites en respectant les normes environnementales nationales et internationales et en réhabilitant les zones contaminées par le phosphogypse. Cette décision faisait, en effet, suite à de très grandes manifestations populaires organisées le 30 juin 2017 à Gabès, en partance de Chott Essalam, pour réclamer l’arrêt du déversement du phosphogypse dans la mer.
En fait, ces manifestations marquent la fin d’un ultimatum donné au mois d’octobre 2016 au gouvernement pour mettre fin à la pollution causée par l’industrie de phosphates dans la région. Et c’est dans la soirée du 30 juin 2017 que le gouvernement Chahed annonce son programme de dépollution s’étalant sur 8 ans et demi.
Décret
Dans les détails, le plan d’action consiste à réaliser au cours de six premiers mois des études géologiques et sociales afin de définir le lieu du nouveau site de production « qui respecterait les normes environnementales nationales et internationales ». Ensuite, réaliser, pendant deux ans, des études techniques et environnementales, les appels d’offres et les contrats de réalisation. Sur une période de 6 ans, il est question d’installer les 3 nouvelles unités de production à raison d’une unité tous les deux ans.
L’arrêt total du déversement du phosphogypse ne se réalisera donc qu’à l’issue de ces 8 ans et demi, et c’est au début 2025 que devait normalement s’achever la dernière phase du projet.
Si certaines composantes du programme ont pu être exécutées, telles que le démantèlement et la délocalisation de l’unité de production du triple super phosphate (TSP) située Sfax, l’essentiel des engagements n’ont pas été respectés. Entre temps, une décision prise au mois de mars 2025 par le ministère de l’Industrie, de l’Energie et des Mines a donné un coup de frein à l’ensemble du programme suscitant la stupéfaction générale de la population et de la société civile qui milite depuis des années pour la dépollution du golfe de Gabès.
Le 5 mars 2025, à l’issue d’un Conseil ministériel, le gouvernement annonce la suppression du phosphogypse de la liste des déchets dangereux. Il s’agit bel et bien d’une substance extrêmement polluante classée comme telle depuis 2000, conformément au décret n°2000-2339 du 10 octobre 2000 fixant la liste des déchets dangereux parue dans le JORT n°86 du 27 octobre 2022. Cette décision gouvernementale semble vider de tout son sens les engagements pris par l’Etat en 2017, fruits d’une lutte inoxydable des habitants de Gabès pour leur droit à un environnement sain et une vie digne.
H.G.