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Ils nous ont écrit - La voix de Hind Rajabde Kaouther Ben Hania : cinéma de l’urgence et contre-imagerie du génocide

Par Ons Kamoun

Chercheuse, universitaire et critique de cinéma

La voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania, sacré par le grand prix du jury à la Mostra de Venise 2025, s’inscrit dans une démarche qui prolonge les expérimentations entamées par la cinéaste dans son filmLes Filles d’Olfa : faire du cinéma un lieu où l’archive, le témoignage et la performance rejouée se rencontrent pour donner chair à une mémoire menacée d’effacement. 

Cette fois, dans La voix de Hind Rajab, il ne s’agit plus d’un passé reconstitué, mais d’un présent brûlant : le massacre de Gaza et l’histoire de Hind Rajab, fillette de six ans tuée par l’armée israélienne après avoir passé de longues minutes au téléphone avec un centre du Croissant-Rouge de Ramallah. À partir de l’enregistrement sonore réel de cet appel, Ben Hania construit un huis clos étouffant, où l’attente devient le cœur même du récit.

Mais pourquoi filmer un drame en cours, sans le recul du temps ? Et que peut apporter ce geste à l’imagerie déjà saturée du génocide palestinien qui se joue en direct ?

L’urgence comme choix éthique

Le cinéma documentaire ou de reconstitution est souvent perçu comme nécessitant une distance temporelle pour penser un événement. Que dire alors d’une fiction ? Ben Hania prend ici le contre-pied : elle filme « à chaud », dans l’urgence. Ce choix est moins une faiblesse qu’un acte politique : empêcher que la voix de Hind soit engloutie par le flux médiatique et les réseaux sociaux, où les images de la guerre circulent à un rythme effréné, puis s’effacent aussitôt.

En singularisant cette voix, elle arrache l’histoire d’une enfant à l’anonymat statistique des victimes et refuse l’indifférence que produit la surabondance des images de violence. Filmer sans recul, ici, revient à dire : il est urgent de garder trace, il est vital de témoigner.

L’apport d’un film sans recul : l’expérience de l’attente

Un film tourné à chaud n’offre pas une lecture historique stabilisée, mais une intensité sensible. L’apport du film réside précisément dans cette expérience de l’attente : l’espace du Croissant-Rouge, avec ses cloisons de verre et ses visages effrayés et embués, prisonniers du champ et du hors-champ, devient le miroir de l’impuissance.

Le spectateur, vit l’étouffement de l’attente, la tension entre espoir fragile et désespoir croissant. Esthétiquement, la caméra portée, les plans rapprochés et le jeu de la profondeur du champqui crée un champ dans le champ, accentuent cette claustrophobie. Politiquement, ce dispositif évite le spectaculaire de la guerre pour concentrer l’attention sur ce qui manque : le secours empêché, la vie suspendue.

Une contre-imagerie face aux réseaux sociaux

Les réseaux sociaux saturent la perception par la multiplication d’images de ruines, de cadavres, de sang. Leur effet est ambivalent : choc immédiat mais aussi accoutumance, voire anesthésie.

Ben Hania déplace la représentation de la guerre. Elle choisit la voie opposée : ne pas montrer la destruction, mais faire entendre une voix. Le film devient ainsi une « contre-imagerie », qui remet au centre ce que l’image brute efface : la singularité d’un nom, d’un visage, d’un souffle d’enfant. Par ce déplacement, il ré-humanise le spectateur, en l’empêchant de consommer passivement l’horreur

Le cinéma se distingue alors de la circulation numérique en proposant une expérience temporelle et sensorielle organisée, qui produit non pas une sidération mais une mémoire.

Une cinéaste tunisienne face à la Palestine

Pourquoi une réalisatrice tunisienne s’empare-t-elle d’un récit palestinien ? Parce que la cause palestinienne excède les frontières et constitue depuis des décennies un horizon partagé du cinéma arabe. Les égyptiens Tawfiq Salah(Les Dupes, 1973) et YousryNasrallah (La porte du soleil, 2004), les libanais BorhaneAlaouie(Kafr Kacem, 1975) et Joclyne Saab (Femmes palestiniennes, 1974), Kassem Hawal (Retour à Haifa, 1982) et le syrien Mohamed Malas (Le rêve, 1987) et bien d’autresl’ont fait avant elle.

Ben Hania renoue avec le cinéma arabe des années 70, pensé comme un outil de résistance, mais La Voix de Hind Rajab en renouvelle la forme à l’ère numérique.

Face à l’inflation des images du réel, elle prouve que le cinéma peut encore lutter : non pas par la surenchère visuelle, mais par le ralentissement, la singularisation et l’appel éthique.

Mais il y a plus : la cinéaste, forte de sa reconnaissance internationale, peut donner à la voix de Hind un retentissement qu’un film palestinien produit dans l’urgence aurait peut-être moins atteint sur la scène festivalière.

Son geste n’est pas une appropriation, mais une amplification : elle use de sa position dans le champ cinématographique mondial pour inscrire Gaza dans un espace symbolique universel.

De plus, la méthode de reconstitution performative qu’elle explore depuis Les Filles d’Olfa trouve ici une intensité particulière : la confrontation entre une archive sonore et une fiction dramatique qui en déploie la portée.

Cependant, un tel cinéma prend des risques : risque d’être accusé de propagande ou de militantisme, risque de réduire la complexité esthétique au profit de l’efficacité politique, risque de se heurter à la censure ou aux circuits de diffusion. Mais ce risque est assumé comme partie intégrante de la lutte : l’efficacité symbolique prime sur la neutralité illusoire.

La voix de Hind Rajab n’apporte pas une lecture historique de la guerre, mais une expérience de l’attente et de l’impuissance. En assumant l’urgence, Kaouther Ben Hania transforme le cinéma en un outil de lutte qui intervient dans le présent. Il mobilise l’opinion publique. Il crée un choc moral immédiat. Il s’inscrit dans la bataille des récits contre la désinformation, le déni.

Qu’une cinéaste tunisienne porte cette voix rappelle la solidarité transnationale qui traverse le cinéma arabe, mais aussi la vocation universelle du cinéma : donner existence, par l’art, à ce que les puissances voudraient effacer. Le film n’offre peut-être pas le recul de l’histoire, mais il propose l’expérience d’un présent suspendu — et c’est déjà une manière de résister à l’oubli.

Si le cinéma est outil de lutte, il transforme aussi la place du spectateur. Il ne s’adresse plus à lui comme témoin passif d’une mémoire à conserver, mais comme acteur potentiel d’une cause. Le film devient une interpellation : « Que faites-vous, maintenant que vous avez vu et entendu ? ».

O.K.

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