Par Hassan GHEDIRI
Un énième accident impliquant un véhicule de transport agricole a coûté la vie à deux femmes ouvrières agricoles, hier au Kef. Une nouvelle tragédie qui en dit long sur l’impuissance de l’Etat…
Dans le milieu agricole en Tunisie, les drames se suivent… et se rassemblent. Le conducteur d’un camion qui transportait des ouvrières agricoles dans la région de Dar Essallem au Kef, au nord-ouest de Tunisie, a perdu le contrôle de son véhicule qui s’est renversé faisant deux décès et blessant 26 autres femmes et ce selon un bilan provisoire donné par un professionnel de santé de la région. Il y a un peu plus d’un an, un accident similaire est survenu dans quasiment les mêmes circonstances à Sidi Bouzid. C’était au mois de février 2024, aux premières heures de la matinée, un camion normalement dédié au transport du bétail, mais que l’on utilise également pour transporter les ouvriers agricoles, a perdu son équilibre sur une route mal entretenue. Bilan : deux décès et, tenez-vous, environ une cinquantaine de blessées, toutes des femmes. Moins d’un mois plus tôt, une autre tragédie a eu lieu à Takelsa, au Cap Bon : un tracteur agricole transportant plus d’une vingtaine d’ouvrières s’est renversé sur une route montagneuse causant la mort du conducteur et d’une jeune fille. C’était à peine une semaine après qu’un autre accident a été déploré à Bizerte avec toujours un camion surchargé d’ouvrières agricoles qui dérape sur une route sableuse d’une bourgade agricole faisant une soixantaine de blessés.
Un triste feuilleton qui n’en finit pas faisant allonger interminablement la liste des victimes parmi les ouvrières agricoles et plongeant davantage leurs familles dans la précarité. Un laisser-aller qui perdure dans un secteur qui devait normalement bénéficier d’une attention très particulière de la part des pouvoirs publics. On avait pourtant tous cru que des mesures radicales allaient être prises après le vrai carnage survenu en 2019 quand 12 pauvres ouvrières agricoles meurent écrasées sous la benne d’un camion pick-up qui les transportait sur une route rurale à Sidi Bouzid. La lutte pour les droits des ouvrières agricoles est alors devenue, tout à coup, une cause nationale qui n’a pas manqué d’être tristement instrumentalisée par les politiciens et transformée en de campagnes de propagande électorale de mauvais goût. Le fameux foulard fleuri qu’arborent dans les champs les ouvrières agricoles en Tunisie s’est vu, lors d’une frénésie populaire générale, se transformer en un symbole de solidarité avec les milliers de femmes livrées à leur triste sort par l’Etat. C’était ce même drame qui a d’ailleurs poussé l’ARP à consacrer plusieurs jours pour débattre en commission un projet de loi censé mettre fin à cette hémorragie.
Un service de transport public
Un texte a été alors voté et adopté à l’unanimité lors d’une plénière organisée le 28 mai 2019 et publié dans le JORT du 14 juin 2019. Il s’agit de la loi n°2019-51 du 11 juin 2019 portant création d’une catégorie de « transport de travailleurs agricoles ». Ladite loi, qui amende la loi n°2004-33 du 19 avril 2024, stipule dans l’article 21 bis que le « Le transport des travailleurs agricoles est un service de transport public non régulier de personnes réservé aux travailleurs agricoles titulaires, saisonniers ou provisoires. Il est assuré par une personne physique ou morale, dans les limites d’un gouvernorat ou d’un groupe de gouvernorats. Le tarif de ce service est fixé à la place et calculé en fonction de la distance parcourue. Les conditions d’application du présent article et du bénéfice de ce service sont fixées par décret gouvernemental. ». Le décret gouvernemental mentionné devait normalement prendre effet dans un délai n’excédant pas trois mois à compter de la publication de la loi dans le JORT. Seulement, il a fallu attendre quinze longs mois pour voir le décret finalement paraitre dans le Journal Officiel du 4 septembre 2020. Ce décret gouvernemental a pour objet d’organiser l’activité de transport des travailleurs agricoles par des véhicules destinés à cet effet et aménagés et équipés conformément aux règles techniques fixées par les lois en vigueur. L’exercice de l’activité de transport des travailleurs agricoles par une personne physique ou morale est soumis à une autorisation octroyée par le gouverneur. Aujourd’hui, cinq ans depuis sa publication et donc naturellement son entrée en vigueur, l’on ose affirmer sans risque de se tromper que ce décret est resté lettre morte. Sinon, on n’aura pas vu les femmes ouvrières continuer à être transporté à bord des camions pour bétail et dans des bennes de tracteurs et mourir par dizaine chaque année sur les routes.
Rien n’a changé en effet et l’hémorragie se poursuit devant le silence complice de l’Etat qui hésite toujours à prendre le taureau par les cornes et rendre justice à des centaines de milliers de femmes travaillant dans le domaine agricole. A en croire les chiffres du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, 84 accidents ont été enregistrés depuis 2015, ayant causé 60 décès et plus de 500 blessées parmi les femmes paysannes en Tunisie.
H.G.