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La mort lente de la classe moyenne tunisienne, par Soufiane Ben Farhat

 Il n’est pas besoin d’être un fin analyste pour s’en rendre compte : la classe moyenne tunisienne est bel et bien en voie de disparition. Son dépérissement est, pour le moins, visible à l’œil nu, pour peu qu’on ait des yeux pour voir.

Et pourtant, elle a été synonyme, il n’y a pas si longtemps, de la Tunisie ouverte, modérée, entreprenante et volontiers moderniste.

D’abord les données quantitatives. Entre les années 70 du XXe siècle et le début des années 2000, la classe moyenne tunisienne représentait de 70 à 80% des profils socioculturels tunisiens. A l’instar de la classe moyenne allemande partie de rien aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, la classe moyenne tunisienne a vu le jour presque du néant. Après la période coloniale (1881-1956) et la décennie des années soixante, synonyme d’exacerbation de la pauvreté dans les milieux ruraux surtout et le fort exode rural massif vers les villes côtières.

Il faut dire que les années 60 du XXe siècle furent celles de la mise en place des infrastructures sociales d’accompagnement et du système éducatif permettant la mobilité sociale. Au cours des années 70, le premier ministre Hédi Nouira avait mis en place un système visant à promouvoir l’émergence d’une classe moyenne performante et massive. Ce fut possible, avec des hauts et des bas bien évidemment.

 

Ascenseur social, PME, logements sociaux

En lieu et place de la croissance pyramidale avec une poignée de privilégiés au sommet et la majorité écrasante des laissés-pour-compte à la base, le système avait promu une société en losange. L’ascenseur social a commencé à opérer, autorisant des dizaines de milliers de familles à changer de statut. Pour y accéder, le système éducatif ciblé avait été conçu et sollicité. De même, la promotion du logement social avait été mise en place. Sur le plan strictement économique, les petites et moyennes entreprises ont essaimé, moyennant un cadre législatif, réglementaire et financier adéquat.

Dès son irruption, la classe moyenne tunisienne s’est caractérisée par sa vivacité et son fervent désir d’être un vecteur de modernité et de progrès. Elle  s’est assumée comme telle en fait. D’ailleurs, elle a officié comme un élément de modération sociale, ne se limitant pas seulement aux requêtes économiques, mais ayant également des requêtes et des aspirations intellectuelles.

Au cours des années 90 du XXe siècle, ce fut pour ainsi dire l’apogée de la classe moyenne. Le régime de Ben Ali y avait ajouté son empreinte via l’accès à la voiture populaire et à l’ordinateur familial et la promotion des logements sociaux du genre Sprols, Snit, Foprolos… Il fut un temps où 80% des familles tunisiennes possédaient leur logement.

Toutefois, dès le début des années 2000, la vapeur fut renversée. En effet, la crise des diplômés du supérieur n’avait pas été prévue. Il y avait plus de cinq cent mille étudiants et les débouchés se sont faits rares. Le logement social a commencé à battre de l’aile, s’alignant sur le système des taux élevés bancaires des prêts pour le logement. Le système de location-vente des logements Sprols et Snit fut abandonné. De leur côté, les PME avaient commencé leur déclin. Les nouveaux cartels rentiers et mafieux, proches ou émanant carrément du sérail, y étaient pour quelque chose.

 

La chute et le déclin

Le système était gangrené, préfigurant sa disparition soudaine en 2011. Il est d’ailleurs utile d’observer que la mobilisation de la classe moyenne des villes aux derniers quarts d’heure de la révolte avait joué un rôle décisif dans la chute du régime de Ben Ali.

Après la révolution, ce fut une autre paire de manches. Le système mafieux, intimement lié à la partitocratie chapeautée par le parti Ennahdha, a achevé de détruire l’économie aux fins sectaires et partisanes des nouveaux privilégiés, hier encore campant la victime et les opprimés.

Après 2011, le grand échec fut celui de l’économie. La corruption a été institutionnalisée et les secteurs économiques vitaux monopolisés par les rentiers étroitement liés à Ennahdha et ses alliés. La classe moyenne en fait les frais. Elle a commencé à se prolétariser et à perdre espoir. Son pouvoir d’achat s’est étiolé au fil des jours. Quantitativement, elle s’est rétrécie comme peau de chagrin, atteignant désormais à peine le quart de la population. Socialement et politiquement, elle a rejoint la masse de plus en plus large des exclus et des marginalisés. La conjonction de l’absence des réformes et de l’irruption des nouvelles mafias a trucidé la classe moyenne tunisienne. Un véritable cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire.

Les crises du Covid-19 et des effets des guerres d’Ukraine et de Gaza ont davantage empiré la donne. Aujourd’hui, la classe moyenne tunisienne est en passe de figurer comme un lointain souvenir. Et rien ne semble fait pour y parer.

Hier encore elle était dorlotée, chouchoutée, courtisée. Mais à nouvelle époque nouvelles mœurs. Les rapaces d’aujourd’hui veulent le beurre, l’argent du beurre et le lait de la crémière.

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