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Tunisie- Le désarroi du bon père de famille Par Soufiane Ben Farhat

Les saisons se succèdent à un rythme de plus en plus effréné. On dirait que la spirale du temps s’est rétrécie. Je ne sais pas si vous avez vous aussi, honorable lecteur, cette étrange impression qui confine au constat : les jours, les mois, les saisons rapetissent à vue d’œil. De sorte que bien que la durée de vie augmente ici et là, nous vivons au bout du compte plus brièvement. Plus longuement mais plus brièvement, n’est-ce pas paradoxal ?

Au-delà des dimensions philosophiques, c’est bien plutôt le désarroi du bon père de famille qui interpelle. Je m'explique.

En droit, le bon père de famille est un individu abstrait, attentif, diligent. Par essence prudent, il est déterminé à préserver les biens et les intérêts dont il a la charge, ceux de sa famille, de ses relations et de ses proches en premier lieu. C’est une espèce de norme générale et comportementale pour les individus concrets en somme.

Bref, la notion de bon père de famille est une catégorie de droit civil qui peut d’ailleurs être prise en compte même dans les affaires pénales. Pour juger de la conformité de la conduite d’un individu concret en vue de déterminer l’existence ou le degré d’une probable faute.

Le Tunisien bon père de famille est ce fameux tunisien bon vivant, jovial, travailleur, protecteur de sa famille et prompt à subvenir à ses besoins. Dans notre jargon dialectal, nous le surnommons 3ayyèche, boulaouled, Oueld Baballah entre autres.

Rouleau compresseur

En fait, notre bon père de famille national est ces temps-ci plutôt mal que bien. Pressuré de toutes parts, il n’en peut plus guère. Au centre de ses préoccupations, le renchérissement vertigineux du coût de la vie. Et puis il y a cette inexorable fuite du temps et ce télescopage des saisons et de leurs exigences pécuniaires spécifiques.

Cela est d’autant plus pressurant que le terme arabe saison (maoussem) devient dans notre dialectal “moussem” pour désigner des rituels civiques et des dépenses liées aux mois et aux fêtes civiles et religieuses. Plus d’une douzaine par an, les fiancés qui sont tenus de les honorer scrupuleusement en savent quelque chose. À leurs risques et périls.

Concrètement, notre bon père de famille (la mère de famille également) ne connaît guère de trêve. Il doit toujours bourse délier. Sa saison éternelle des dépenses commence en septembre avec la rentrée scolaire et son cortège de vêtements, uniformes et fournitures scolaires. Puis une brève accalmie avant les fêtes de fin d’année, socialement sacrées et célébrées comme il se doit chez nous depuis toujours. Bien évidemment, l’hiver a lui aussi ses exigences vestimentaires et comportementales avec une surconsommation de l’énergie et des ingrédients du chauffage de surcroît. Puis il y a toujours, intercalées, les saisons lunaires et leurs rituels religieux : ramadan, la mi-ramadan, le 27 ramadan, l’aïd et ses assortiments de douceurs, l’aïd al-Idhaa, le mouton et ses ingrédients, le Jour de l’an de l’hégire et ses mets, le mouled et sa fameuse assida… Il est à relever que nous célébrons trois jours de l’an, le 1er janvier, le 14 janvier (païen) et le jour de l’an hégirien.

La cigale estivale

Fin avril début mai, l’été pointe son nez. Une saison particulièrement prisée par les Tunisiens et où ils deviennent cigales plutôt que fourmis . Là aussi, les dépenses sont légion. Après les examens et les fêtes appropriées, il y a la Oula, les provisions alimentaires pour l’année d’après. Cela va du couscous et grains jusqu’aux gousses d’ail en passant par les pieuvres et salaisons. Et puis la garde-robe estivale, les vacances, les mariages, les besoins en climatisation et rafraîchissements…

Sitôt les vacances en fin de parcours, derechef la rentrée scolaire. Et rebelote.

Bien évidemment, les dépenses courantes se poursuivent en toute saison. Dépenses des études des enfants, loyers mensuels, prêts bancaires, coûts du transport et de l’essence, maintenance et réparations des véhicules, pièces de rechange, assurance, visite, vignette. Factures bi-mensuelles et trimestrielles de l’électricité et de l’eau, abonnements internet, soins, visites et contrôles médicaux, médicaments…

Et puis de mémoire d’homme jamais les prix n’ont baissé. Et dire qu’on parle de valse des prix, c’est faux. C’est plutôt le couperet ou la guillotine des prix.

Ils augmentent irrésistiblement, indéfiniment, toujours et de plus en plus souvent.

L’acte muet

Notre bon père de famille est toujours là, serviable, corvéable à merci et silencieux. Subvenant à tous ces besoins à son corps défendant, sans jamais se plaindre, servant tout le monde, la famille en groupe et ses membres au cas par cas. Parce qu’il y a toujours, chaque mois ou presque, un gosse qui a besoin de nouveaux vêtements, de nouveaux baskets ou de renouveler son ordinateur.

Personne n’y pense. Les politiques publiques s’en soucient comme d’une guigne. Les banques s’en fichent. Les profiteurs, accapareurs et spéculateurs de tout poil en profitent sans scrupules. Le bon père de famille est là pour être pressuré et pour servir. N'est-il pas un modèle abstrait ? A en croire qu’il n’a pas de sentiments, qu’il lui est absolument interdit de protester de sa misère ou de râler. Le silence obligé est la vertu des éternels opprimés.

Comme les partis politiques et les syndicats sont devenus des coteries et des clubs fermés de privilégiés, notre bon père de famille n’a plus de réceptacle réconfortant. Il ne lui reste plus, dans certains cas, que les virages des stades où il se défoule à loisir ou quelque débit de boisson pour y déverser tout son ressentiment épanché en profondeur.

Autrement, il se meut dans la multitude des laissés-pour-compte. D’une certaine manière, le bon père de famille est l’acte muet de notre existence.

S.B.F

 

 

 

 

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