Par Imen ABDERRAHMANI
Si l’année 2025 n’a pas été marquée par de grandes réformes, elle a révélé une scène culturelle résiliente, portée par ses institutions, ses artistes et son patrimoine, capable de conjuguer héritage, création contemporaine et rayonnement au-delà des frontières.
L’année culturelle s’est ouverte sous le signe de la mémoire fondatrice avec la célébration du 150ᵉ anniversaire du Collège Sadiki, créé le 27 février 1875 par Kheireddine Pacha, figure emblématique du réformisme tunisien. Plus qu’un établissement scolaire, la Sadikia a incarné dès sa naissance un projet de société ambitieux : former une élite nationale ouverte aux sciences modernes, apte à accompagner les transformations politiques et administratives du pays.
Malgré les entraves imposées par le protectorat français à partir de 1882, l’institution est demeurée un foyer intellectuel et politique, nourrissant le mouvement national, comme en témoignent les événements d’avril 1938. Aujourd’hui installé à la Kasbah, dans un édifice néo-mauresque classé monument historique, le Collège Sadiki reste l’un des symboles les plus éloquents de la modernité tunisienne et de son héritage éducatif.
Dans le prolongement de cette mémoire collective, la Rachidia a célébré ses 90 ans, rappelant son rôle fondateur dans la sauvegarde de la chanson tunisienne authentique. Née dans un contexte anticolonial, au retour du Congrès de la musique arabe du Caire, l’institution s’était donné pour mission de préserver l’identité musicale nationale face aux influences étrangères et à la domination culturelle de la langue française.
Parlons toujours musique, il est à noter que cette année qui tire à sa fin a été marquée par l’attribution du Prix d’Honneur du Preis der deutschen Schallplattenkritik au compositeur et oudiste Anouar Brahem. Décernée par plus de 160 critiques européens, cette distinction salue une œuvre singulière, à la croisée des traditions arabes, du jazz et des esthétiques contemporaines, confirmant le rayonnement mondial d’un artiste profondément enraciné dans la culture tunisienne.
Carthage, Kairouan et le territoire redécouvert
L’année 2025 a également connu un regain d’attention porté au patrimoine archéologique. La réouverture du musée paléo-chrétien de Carthage, dans une version rénovée et enrichie, a constitué un temps fort. Fondé en 1984 dans le cadre de la campagne internationale de sauvegarde de Carthage lancée par l’UNESCO, le musée propose désormais un parcours repensé, intégrant dispositifs interactifs et nouvelles lectures des périodes romaine tardive et paléochrétienne.
Sur le terrain, les découvertes archéologiques se sont multipliées. À Carthage, le Tophet de Salammbô a livré un masque en albâtre datant de la fin du IVᵉ siècle avant J.-C., ainsi que de nombreuses jarres et offrandes votives liées aux cultes de Tanit et Baal Hammon.
À Kairouan, les travaux de restauration des bassins des Aghlabides ont révélé des structures hydrauliques inédites, mettant en lumière l’ingénierie médiévale islamique.
D’autres découvertes ont jalonné le territoire : un pressoir à huile romain tardif à Bechni (Kébili), des nécropoles antiques mises au jour à Sbiba (Kasserine) lors de fouilles de sauvetage menées par l’INP. À cela s’ajoute la restitution de près de 11 800 artefacts archéologiques depuis les États-Unis, fruit d’un long travail diplomatique et scientifique, marquant une avancée majeure dans la récupération du patrimoine national.
... Sous les projecteurs internationaux
Sur la scène cinématographique mondiale, la Tunisie a connu une année exceptionnelle. Le film « La Voix de Hind Rajab » de Kaouther Ben Hania a accumulé les distinctions : présélection aux Oscars, nominations aux Golden Globes, Lion d’Argent à la Mostra de Venise, Tanit d’Honneur aux JCC et sélection aux European Film Awards.
Autre succès marquant, « Promis le ciel » d’Erige Sehiri a remporté l’Étoile d’Or du Festival international du film de Marrakech, tandis que l’actrice Débora Lobe Naney a été saluée pour son interprétation. Toujours, dans le cadre des JCC, il est à rappeler que le film "Where the wind comes from" d'Amel Guellaty a remporté le prix du public, le prix du meilleur scénario et le prix de la liberté d'expression attribué par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Le film a été également primé dans de nombreux festivals étrangers.
Au Caire, Afef Ben Mahmoud a été récompensée pour son rôle dans "Round 13", confirmant la présence affirmée des talents tunisiens dans les grands festivals internationaux. Le même film qui porte la signature de Mohamed Ali Nahdi a remporté le prix du meilleur film du "Festival international du cinéma Fajr" en Iran. Le même film a figuré et figurera dans d'autres prestigieux festivals. Des cinéastes comme Sahar El Euchi, Dorra Sfar, Khédija Lemkecher, Mehdi Barsaoui et Anis Lassoued ont continué à affirmer leurs trajectoires à l'écran.
Théâtre : une scène audacieuse et primée
La scène théâtrale tunisienne s’est illustrée par sa vitalité et son audace. La pièce "Les Fugueuses" de Wafa Taboubi s’est imposée comme l’événement de l’année, remportant à la fois le Tanit d’Or aux Journées Théâtrales de Carthage (JTC) et le Grand Prix du Festival national "Les Saisons de la création". La reconnaissance s’est également étendue à l’interprétation : Lobna Nooman a reçu le Tanit de la meilleure interprétation féminine aux JTC pour son rôle dans "Les Fugueuses", tandis que Fatma Ben Saïdane a été couronnée meilleure interprète féminine lors du festival "Les Saisons de la création".
La création « Othello et après… », produite par le Festival international de Hammamet, a été distinguée en Jordanie, tandis que « Jacaranda / Call Center Tragedy » de Nizar Saïdi a confirmé l’émergence d’une nouvelle génération de créateurs engagés, remportant le Tanit de Bronze aux JTC et trois prix lors du festival "Les Saisons de la création".
Littérature et édition : voix singulières
La littérature tunisienne a connu une année de confirmations et de distinctions prestigieuses. "Les jours du Fatimide assassiné" de Nizar Chakroun a figuré sur la liste longue de l’IPAF 2026, tandis qu’Omar Jemli a remporté le Prix Katara du roman arabe pour son œuvre historique inédite. Amira Ghenim a été distinguée par le Prix Fragonard de littérature étrangère pour "Le Désastre de la maison des notables", confirmant l’écho international de la création tunisienne, et Leïla Ben Hamad a reçu le Prix Émile Benveniste de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Les grands prix Comar d’Or ont été attribués à Mehdi Hizaoui (Écris, tu seras aimé des dieux) et Chafik Tarki (Liman Tajmou wardak), tandis que Abdellatif Mrabet (Le vert et le bleu) et Sofien Rajeb (Ashab al Hodhod) ont été distingués pour leurs œuvres respectivement en français et en arabe.
Du côté des jeunes plumes, le prix « Découverte » a récompensé Houda Majdoub (Écoute-moi ma fille) et Balkis Khlifa (Nafitha ala achams). La Foire internationale du livre de Tunis a également honoré plusieurs auteurs : Maher Abderrahmene, Mohamed Ftoumi, Saif Ali, Sadok Achour, Saleh ben Romadhane, Hedi Khelil, Abdelaziz Ayadi, ainsi que des éditeurs jeunesse comme Amina Editions et Contraste Editions, attestant de la vitalité et de la diversité de la production littéraire tunisienne. D'autres intéressants livres ont bel et bien marqué la scène littéraire, affirmant le travail colossal mené par de nombreux éditeurs tunisiens.
Ils nous ont quittés
Toute année culturelle se mesure aussi à ses silences. En 2025, la scène tunisienne a été profondément marquée par la disparition de figures qui ont façonné, chacune à leur manière, l’histoire artistique et intellectuelle du pays.
Le théâtre et le cinéma ont perdu Fadhel Jaziri, créateur visionnaire, homme de scène engagé et passeur infatigable entre les arts, dont l’œuvre a profondément marqué la mise en scène contemporaine. À ses côtés, les comédiens Nour Eddine Ben Ayed et Ali Fersi ont laissé derrière eux des interprétations mémorables, inscrites durablement dans la mémoire du public.
Le monde de l’image a été endeuillé par la disparition du chef opérateur Ahmed Bennys, reconnu pour son regard exigeant et sensible, ainsi que par celle de Claudia Cardinale, icône internationale étroitement liée à l’histoire du cinéma méditerranéen et tunisien.
La littérature tunisienne a perdu l’une de ses voix les plus libres et singulières avec le décès de l’écrivain Hassouna Mosbahi, tandis que la musique a été frappée par la disparition de Kafon, figure marquante d’une génération ayant su traduire les réalités sociales et urbaines dans un langage musical direct et populaire.
La poésie populaire a également été endeuillée par la disparition, au mois de mars 2025, de Belgacem Abdellatif, l’une de ses figures emblématiques. À ces pertes s’ajoutent celles de l'homme de lettres Fraj Chouchen, de l'homme d théâtre et pédagogue Anouar Chaâfi, du critique de théâtre Ahmed Hadhek El Orf, de la jeune artiste Abir Jebali, de l'artiste peintre Hammadi Ben Saâd, de l'artiste pluridisciplinaire Wadi Mhiri, du sculpteur Abdelhamid Hajjam, ainsi que du producteur et acteur Habib Chaari, artistes et artisans souvent discrets mais essentiels à la vitalité de la création.
À travers ces disparitions, c’est une part précieuse de la mémoire culturelle tunisienne qui s’est éteinte. Mais leurs œuvres, leurs voix, leurs images et leurs gestes continuent de vivre, de circuler et d’éclairer le présent, rappelant que la culture est aussi un héritage vivant, transmis au-delà des absences.
Créativité, mémoire et audace
Les arts visuels ont occupé une place importante tout au long de l’année. Les galeries Aïcha Gorgi, Archivart, TGM Gallery, Selma Feriani Gallery et la Maison des Arts du Belvédère ont proposé des expositions conjuguant exigence esthétique, travail de mémoire et ouverture contemporaine.
Dans le même esprit de dialogue interculturel, la Bibliothèque nationale de Tunisie a accueilli l’exposition itinérante « Le Coran vu d’ailleurs » (février- avril 2025), explorant l’influence de l’islam sur la pensée européenne à travers des documents rares et précieux.
L’inscription du khôl sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO a consacré un savoir-faire ancestral tunisien.
Enfin, la une du magazine GEO d’octobre 2025, consacrée au patrimoine archéologique tunisien, a offert à la Tunisie un puissant coup de projecteur international, renforçant son image de destination culturelle majeure.
Entre mémoire et création, reconnaissance et recueillement, enracinement et ouverture, l’année culturelle 2025 apparaît comme un moment de maturité pour la Tunisie. Une année où la culture, loin d’être un simple décor, s’est affirmée comme une force vivante, capable de relier le passé au présent et d’ouvrir des horizons durables.
Après les turbulences et les ombres de 2025, 2026 se dessine comme l’aube d’une ère nouvelle, une année où les mots « réforme » et « renouveau » retrouvent leur souffle. C’est le temps de relever les défis laissés en suspens, de panser les blessures accumulées et de résoudre les problèmes qui ont jalonné l’année écoulée. Que cette nouvelle page soit celle de l’action et de la clairvoyance, où chaque décision, chaque initiative, participe à bâtir une société plus juste, une culture plus vivante et un horizon où la créativité et l’innovation se conjuguent pour l’avenir.
A tous ces artistes, auteurs, éditeurs, acteurs, artisans...qui ont fait bonheur, à ceux qui travaillent en silence mais surement et qui n'ont pas figuré sur notre bilan, que l'année 2026 leur apporte lumière, élan et reconnaissance, et que leurs œuvres continuent de nourrir nos rêves et nos imaginaires.
I.A.

