Par Chokri BACCOUCHE
Connu pour ses déclarations à l’emporte pièces, le président élu américain, Donald Trump, aime dire les choses telles qu’elles sont sans ambages ni fioritures. Quitte à mettre dans l’embarras les pays ou les parties visés par ses envolées lyriques, fussent-ils alliés des Etats-Unis. Lors d’une conférence de presse sur le conflit en Syrie tenue lundi dernier dans sa résidence en Floride, le 47ème patron de la Maison Blanche qui sera intronisé, officiellement, début janvier prochain, a fait des confidences le moins qu’on puisse dire fracassantes. Il a accusé, en effet, la Turquie d’être «à l’origine des événements en Syrie qui ont conduit à la chute du régime de Bachar al-Assad». «Je pense que la Turquie est très intelligente. Elle a procédé à une prise de pouvoir hostile, sans perdre beaucoup de vies. C’est un gars intelligent et très tenace», a affirmé Trump, vraisemblablement en allusion au président turc Recep Tayyip Erdogan. Le constat dressé par le président américain, connu par ailleurs de tous, s’inscrit dans une perspective événementielle logique, serait-on tenté de dire. Depuis 2016, la Turquie exerce en effet une influence considérable sur le nord-ouest de la Syrie, entretenant des relations assez étroites avec le groupe Hayat Tahrir al-Cham, ancienne branche syrienne d’Al Qaïda et considéré comme terroriste par de nombreux pays occidentaux. A travers cette alliance très critiquée du reste par de nombreuses parties, Ankara vise à neutraliser les combattants séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), bêtes noires des autorités turques ainsi que les Unités de protection du peuple.
Les choses auraient pu s’arrêter à ce niveau mais comme la Syrie fait l’objet d’un enjeu stratégique majeur pour de nombreuses puissances à tel point qu’elle est devenue le théâtre d’intérêts diamétralement opposés, la situation se complique inévitablement. En effet, au moment où les dirigeants turcs considèrent les Forces démocratiques syriennes (FDS) comme un groupe terroriste, l’administration américaine de Joe Biden estime de son côté que ce groupe est au contraire «nécessaire et crucial » afin d’empêcher la résurgence des jihadistes de l’organisation terroriste Daech en Syrie. Pour rappel, les FDS, soutenues par les États-Unis, ont dirigé le combat contre l’Etat islamique dans ses derniers bastions syriens avant sa défaite en 2019. Elles sont dominées par les Unités de protection du peuple, considérées par Ankara comme une émanation du PKK, interdit. Bref, ce que veulent et projettent les Américains en Syrie est porté paradoxalement en horreur par les Turcs, et ce, pour des considérations stratégiques et sécuritaires évidentes.
A la lumière de toutes ces données, les dirigeants turcs ont-ils commis une erreur stratégique lourde de conséquences en contribuant de manière active, directe ou indirecte, à la chute du régime de Bachar al-Assad ? Alexandre Douguine, philosophe et inspirateur du président russe Poutine, répond à cette question par l’affirmative. Il pense que le renversement du président syrien va inévitablement booster les velléités indépendantistes kurdes qui commencent d’ailleurs à se manifester. Douguine considère que le régime turc , à la recherche d’une stature régionale, a précipité la chute d’al Assad pour se rapprocher des cercles de décision stratégiques américains et sionistes avant l’investiture du président U.S Donald Trump. Il commet en fait une bourde monumentale, car il devra désormais « faire face à la menace existentielle d’un Etat kurde sur ses frontières. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que la coalition américano-sioniste ne manquera pas de transformer la question kurde en carte maitresse pour faire pression sur le gouvernement turc en vue d’obtenir des concessions stratégiques que ce soit en Libye ou ailleurs. La Turquie sera confrontée par conséquent au douloureux choix entre la surenchère par milices interposées, islamistes notamment, dans la région Mena y compris dans l’ancienne Jamahiriya voisine ou la soumission au diktat israélo-otanien. Voilà qui est bien embarrassant et bigrement complexe et compliqué pour la Turquie qui devra faire face à court terme à une situation très problématique dans le cadre d’une partie d’échecs géopolitique extrêmement vicieuse. Ironie de l’histoire, le départ de Bachar el-Assad a, de toute évidence, précipité l’ouverture d’une boite de Pandore où les véritables vainqueurs ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Attachez vos ceintures, ça va bientôt secouer. Et ça ne fait que commencer…
C.B.