Qu’a apporté le théâtre pour la philosophie et la philosophie pour le théâtre ? Pourquoi faut-il « tuer » ces classiques du théâtre occidental et se débarrasser des fantômes de Othello, Lear et les autres ? Et quelle alternative pour le théâtre arabe ? Ces questions et d’autres ont été au cœur de l’intervention de la professeure d’enseignement supérieur de philosophie, la romancière et la poétesse Oum Ezzine Ben Chikha, lors de cette 3ème journée du Forum international « L’artiste de théâtre, son temps et son œuvre ».
La présentation de cette voix singulière dans la scène culturelle tunisienne, de cette universitaire qui a choisi d’aller à contre- courant et d’avoir sa propre voie, a été assurée par l’universitaire et chercheur en art Omar Aloui, qui a choisi de faire une lecture dans les publications de la philosophe, allant sur les traces de ses analyses sur le théâtre. Prenant la parole, elle a su basculer la quiétude de l’assistance et d’attirer leur attention en s’interrogeant sur ces liaisons « dangereuses » entre le théâtre et la philosophie et sur les convergences entre ces deux disciplines qui cherchent dans l’essence de l’existence humaine.
« Le théâtre est l’espace de libération de nos esprits et de nos corps qui ont été domestiqués au nom des traditions, au nom de la religion… » a-t-elle noté soulignant que Là où la philosophie élabore des concepts pour penser le monde, le théâtre les met en scène, leur donne des corps, des voix et des situations concrètes. Le plateau devient ainsi, selon Oum Ezzine Ben Chikha, un espace d’expérimentation philosophique où l’on peut éprouver des idées à travers des conflits, des dialogues, des choix moraux ou des paradoxes. Par sa capacité à incarner le doute, la contradiction et la pluralité des points de vue, le théâtre offre une forme sensible de réflexion qui complète et vivifie la démarche philosophique. Ensemble, ils permettent de penser le monde autant qu’ils invitent à le ressentir. « J’ai écrit ces derniers temps beaucoup sur la nouvelle génération des artistes tunisiens. Je ne suis pas une critique théâtrale, je ne veux pas l’être. Et je ne prétends pas l’être. Lors de ces représentations, je cherche l’idée, le concept… Je suis sur les traces de la philosophie dans le théâtre », a fait savoir, rappelant que tous les deux cherchent à interroger le réel, à questionner l’humain et à dévoiler les mécanismes visibles et invisibles qui structurent la société.
Le théâtre, outil de résilience…
Il est l’une des figures emblématiques de la scène culturelle soudanaise et arabe. Acteur et metteur en scène et directeur de théâtre Ali Mahdi Nouri- qui a été présenté par le critique théâtral et culturel soudanais Essam Abuelgacim- est revenu sur ses cinquante ans de carrière. Diplômé en 1974, il s’est spécialisé dans le théâtre de marionnettes et a œuvré à son institutionnalisation au Soudan, notamment à travers son engagement au ministère de la Culture et son travail en direction des enfants. Cherchant à donner un sens à la culture nationale soudanaise, il conçoit le théâtre comme un espace de transmission, de résilience et de reconstruction.
Artiste de l’Unesco pour la paix, fondateur du Festival international Al-Bugaa (2012) et de sa propre compagnie (2004), il mène des projets artistiques dans les zones de conflit, mettant en scène d’anciens enfants soldats ou des orphelins de guerre. Ses créations s’appuient sur le patrimoine soudanais, le folklore et la narration traditionnelle, utilisés comme outils de guérison et de résilience.
Lauréat du prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe en 2011 et actif au sein de l’Institut international du théâtre, Ali Mahdi Nouri dispose aujourd’hui d’un rayonnement international. L’artiste a parlé de sa manière de s’adapter avec la scène politique soudanaise, tout en restant égal à lui- même et fidèle à ses choix. « Certes, ce n’était jamais facile avec ces politiciens qui te cherchent la moindre faute mais avec un peu de ruse, de sagesse surtout, j’ai réussi toujours à m’en sortir », a-t-il souligné. La conférence a également rappelé les liens de longue date qu’il entretient avec la Tunisie qu’il a visité dans les années 70. De ses tournées dans les quatre coins du monde (Paris, Stuttgart, New York, Damas, Bagdad, Alger, Manille…) et de ses rencontres, l’artiste a parlé.
Pavis, le théâtre autrement
Dans sa présentation de l’universitaire français Patrice Pavis, le professeur d’université, le traducteur et metteur en scène tunisien Mohamed Mediouni a souligné que Pavis a largement contribué à renouveler les méthodes d’analyse scénique en intégrant des approches interdisciplinaires, allant de la linguistique aux études culturelles, mettant l’accent sur son célèbre Dictionnaire du théâtre qui constitue une référence majeure pour étudiants, artistes et chercheurs. L’intervention de Pavis, la présentation de Mediouni et les interventions ont mis l’accent sur le parcours de cette figure majeure des études théâtrales contemporaines, dont les travaux ont profondément marqué la recherche et la pratique du théâtre. Théoricien, professeur et traducteur, il s’est imposé dès les années 1970 comme un pionnier de la sémiologie théâtrale, en proposant des outils d’analyse permettant de comprendre la scène comme un langage complexe fait de signes visuels, sonores, corporels et textuels. Son Dictionnaire du théâtre, ouvrage incontournable, a contribué à structurer la discipline en offrant une terminologie précise et accessible aux étudiants, chercheurs et artistes. Pavis s’est également intéressé aux enjeux de la mise en scène, de l’interculturalité et de la traduction pour le théâtre, qu’il aborde comme un acte créatif à part entière. Par son approche rigoureuse et son ouverture aux courants internationaux, il a enrichi la réflexion sur les pratiques scéniques et a permis d’ancrer les études théâtrales dans un dialogue constant entre théorie et création.
Kassab, cette icône du théâtre arabe
Clôture de la journée et du forum a été avec une autre figure emblématique de la scène théâtrale arabe, un ami de la Tunisie et des Journées théâtrales de Carthage (JTC), l’artiste irakien accompli Salah Al-Kassab. La présentation du professeur universitaire de littérature, de critique et d’herméneutique Riyadh Musa Sakran (Irak) a apporté des éclairages sur le parcours de cet artiste qui a réussi à marquer la scène théâtrale arabe, considéré comme une mémoire vivante et l’un des plus éminents pionniers du « théâtre de l’image ». Artiste hors-pair, il façonne la scène comme un espace où se rencontrent poésie et idée, lumière et dureté, pour composer des tableaux théâtraux d’une rare intensité. Au sein de la Faculté des beaux-arts de Bagdad, il a formé des générations entières de metteurs en scène, laissant une empreinte durable sur tous ceux qui ont croisé son chemin. Présent dès la première édition des Journées théâtrales de Carthage en 1983, Salah Kassab revient régulièrement en Tunisie, comme un acteur retrouve la scène fondatrice où s’est forgée sa vocation. Son parcours, marqué par l’audace esthétique et la rigueur intellectuelle, a profondément influencé l’évolution du théâtre arabe contemporain. Convaincu de l’importance d’encourager et de promouvoir les hommes de théâtre dans le monde arabe, il a créé un prix à son nom, décerné annuellement lors des JTC, à un artiste qui s’est démarqué et dont les œuvres se sont distinguées.
Véritable laboratoire de pensée, le Forum qui s’est clôturé aujourd’hui et qui a ouvert un dialogue entre pratique et théorie, en abordant les enjeux esthétiques, politiques et sociaux du théâtre contemporain, donnant la parole à des artistes et chercheurs d’horizons différents a réussi à bousculer la quiétude et relancer le débat sur le rôle du théâtre aujourd’hui dans « un monde inhumain », selon l’expression de la philosophe Oum Ezzine Ben Chikha.

