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Adieu le syndicalisme de papa Par Soufiane Ben Farhat

Le 1er Mai est un jour de commémoration, un peu partout dans le monde. Commémoration de luttes, de labeur, de privations et d’insignes sacrifices de la classe ouvrière. Cependant, il est utile, voire salvateur, de s’interroger, en Tunisie et ailleurs, sur le sens du syndicalisme à l’ancienne à l’ère du numérique. Or, presque partout, les gens donnent raison à Marc Bloch qui, dans son illustre livre intitulé L’étrange défaite, déplorait que “les hommes raisonnent toujours avec une guerre de retard”.

L’irrésistible irruption du numérique affecte la société humaine dans sa globalité et dans ses moindres recoins. Avec Internet, elle marque l’avènement d’une certaine désocialisation des structures communicationelles et mentales anciennes tout en s’appuyant sur de formidables potentiels de croissance et de restructuration. Dès lors, les solidarités à l’ancienne s’effritent, le concept fondateur et structurant même de classe sociale est remis en cause. L’esprit de clocher, l’esprit de clan et l’esprit de corps reprennent de l’espace, transcendant les vieux clivages. De sorte que le renouveau technologique réinvente d’une certaine manière l’archaïsme. 

Nous le constatons depuis des mois en marge des guerres d’Ukraine et de Gaza, même la guerre à l'ancienne et ses paradigmes prétendument irréfutables sont profondément remis en cause. Il est impératif que les partis politiques et les syndicats, en perte de vitesse partout, fassent leur aggiornamento et reconsidèrent leur positionnement tactique et stratégique. Parce qu’au bout du compte, ce qui importe ce sont les résultats concrets et l’efficience du fait social.

 

Ancrage profond, nouveau marasme

En Tunisie, le syndicalisme date de plus d’un siècle. Il y a exactement 130 ans, le premier syndicat ouvrier y a vu le jour, en 1894. Les premières grèves eurent lieu le 7 septembre 1900 et la première grève générale fut déclenchée en 1904. Elle dure quinze jours. Il y aura plus tard, durant la période coloniale, les véritables sagas des illustres dirigeants syndicaux Mohamed Ali Hammi et Farhat Hached.

Le syndicalisme et les mouvements réformiste et patriotique furent le véritable ciment de la lutte pour l’indépendance. Puis vinrent, avec l’Etat indépendant, les luttes et vicissitudes, par moments âpres, tragiques et douloureuses, du syndicalisme.

Après la révolution de 2011, la principale centrale syndicale du pays, l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), joua un rôle assez important, notamment au lendemain de l’assassinat de deux éminents dirigeants du Front populaire Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Elle chapeauta le Dialogue national de 2013 qui fut couronné par un dénouement négocié de la grave crise qui opposait la Troïka au pouvoir, dominée par les intégristes islamistes d’Ennahdha, aux forces vives du pays toutes instances confondues. Le Quartette du Dialogue national obtint même le prix Nobel de la Paix 2015.

Depuis, les chocs successifs de la révolution au bout du compte avortée aidant, le syndicalisme connaît au fil des années une grave crise. Elle se recoupe avec celle des principaux acteurs politiques de la place. En effet, les partis politiques (plus de 230 en Tunisie), les syndicats et les associations connaissent un net recul depuis quelque temps. Le tunisien lambda leur tourne carrément le dos. Il n’agit plus que par souci de rupture et désamour. D’ailleurs, depuis les élections municipales de Mai 2018, ce tunisien commence à adopter le vote-sanction et somme toute protestataire à l’endroit de tous. Il privilégie partout les candidats anti-système, voire populistes.

Et pour cause. Tous ou presque ont promis monts et merveilles, des lendemains qui chantent et des solutions-miracles pour le tunisien évoluant au ras-du-sol.

 

Corruption et mauvaise gouvernance

Mais le Tunisien moyen se rend compte qu’il n’en est rien. Les partis politiques, les syndicats et maintes associations lui paraissent comme des bureaux d’embauche pour contrats juteux au profit de ceux qui y tiennent le haut du pavé. Des tremplins pour l’enrichissement sans cause et le captage des privilèges et des dignités. Sa situation matérielle et morale n’a fait qu’empirer. Pourtant, quatorze gouvernements, onze chefs de gouvernement et près de cinq cents ministres se sont succédé à la barre depuis 2011. C’est à peine si le meilleur d’entre eux tente de limiter les dégâts et arrêter l’hémorragie. En vain.

Désillusionné, parfois rageur, toujours l’âme en peine, le Tunisien adopte l’attitude du rebelle impénitent qui rend coup par coup. Et quiconque a des yeux pour voir peut le comprendre. Doit le comprendre. Même s’il n’est pas forcément d’accord avec cette posture.

Les partis aussi bien pro-gouvernementaux que de l’opposition, les syndicats et un certain nombre d’associations refusent de faire cet amer constat. Bien pis, la majeure partie d’entre eux s’enfoncent davantage dans la bureaucratie, le népotisme et le culte du chef.

Les syndicats, eux aussi hélas, n’échappent pas à ce phénomène. Aristocratie ouvrière, bureaucratie syndicale et petits chefs qui se prennent pour des géants pullulent dans le syndicalisme. Le dernier congrès de l’Ugtt à Sfax, ayant permis à sept membres du bureau exécutif sortant de postuler pour un troisième mandat après révision controversée des statuts, a eu des effets pervers. Aux tares de la bureaucratie se superpose désormais la problématique de la gouvernance, de la démocratie et de la transparence au sein des instances dirigeantes syndicales. Avec, pour corollaire, des affaires de corruption et de passe-droits d’éminents syndicalistes sanctionnés par les tribunaux et passés au crible du regard sévère de l’opinion publique.

 

Discours inadapté

Pire, la base syndicale se rétrécit ces derniers mois comme peau de chagrin, surtout auprès de composantes fondamentales et particulièrement conscientes et structurantes telles que celles des enseignants du primaire et du secondaire. Rien n’est fait entre-temps pour limiter les dégâts, qui ne sont un secret pour personne, et pour se redéployer. La centrale syndicale semble s’aliéner par ailleurs de larges franges de la classe moyenne qui fond comme neige au soleil du fait des vicissitudes économiques désastreuses et du libéralisme sauvage.

Même le discours syndicaliste d’en haut n’arrive visiblement pas à s’adapter à l’ère du numérique et de ses nouvelles émanations sociétales et mentales. Il fait sienne l’attitude contre-productive des séides des partis qui persistent à se cloîtrer dans le déni.

En France et dans maints pays européens, l’extrême-droite est donnée favorite pour les prochaines élections européennes de début juin. Rien que dans l’Hexagone, son score est pratiquement le double des divers droite, socialistes et communistes réunis. Sa base est paradoxalement constituée d’anciens syndicalistes et ex-affiliés du parti communiste, une bonne partie de la classe moyenne, des cadres et des retraités.

Nos dirigeants syndicalistes gagneraient à s’interroger sérieusement sur le pourquoi et le comment de ces revirements et nouveaux positionnements. A moins que, prisonniers d’obsessions et d’idées fixes, ils n’aient perdu jusqu’à la faculté de raisonner à tête reposée.

Bref, vivement l’adieu au syndicalisme de papa.

S.B.F

 

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