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Tribune - "Blead in his heart" de Abderrahmane Cherif : Un pantomime de l’écologie et du dépassement de l’humain

Par Ons Kamoun

 « Blead in his heart » (Blid fi Qalbou), présenté à la salle Le Rio le 16 novembre, s’impose comme une proposition rare dans le théâtre tunisien actuel : un pantomime intégral où le corps devient lieu de pensée, espace d'épreuve et vecteur de forces invisibles. Le jeune Abderrahmane Cherif, l’un des très rares artistes tunisiens à pratiquer ce langage scénique, y donne à voir une performance qui façonne un territoire d’interrogation symbolique, écologique et métaphysique.

La pièce s’ouvre sur la présence de l’instrument avant celle du corps : l’accordéoniste —Frédéric Davetio — entre en scène et la lumière se concentre sur lui, comme si la musique constituait la condition première de l’émergence du sens. Cette position liminaire crée une dualité dramaturgique — le geste et la pulsation, le visible et l’audible — qui structure tout le spectacle. Très vite, une question essentielle s’impose : est-ce le corps qui répond à la musique, ou la musique qui épouse les convulsions du corps ? Cette indécidabilité fonde la tension du spectacle et reflète l’ambiguïté fondamentale entre l’humain et son environnement.

L’apparition du jeune homme, la tête prise dans un long turban-corde qui évoque la pendaison, installe d’emblée l’image d’un corps menacé par son propre milieu. Mais ce signe de mort se renverse progressivement en signe de naissance : la corde devient cordon ombilical, reliant le personnage à une masse volumineuse faite de la même matière. Ce lien, qui condense à la fois la protection et l’entrave, métaphorise le rapport ambivalent de l’homme à la terre : origine nourricière, poids écrasant, fardeau nécessaire.

Un théâtre du corps contraint

La boule, manipulée par une silhouette noire dissimulée — Abdesslem Majdoub — incarne les puissances invisibles qui régissent l’existence : nature, destin, gravitation symbolique ou ordre cosmique. Elle se déplace par impulsions, apparaît puis disparaît, comme une force qui circule sans jamais se donner entièrement. Sa présence furtive rappelle que l’homme n’est jamais seul : son combat avec la matière est toujours déterminé par ce qui le dépasse.

Le pantomime convoque ici, sans les répéter, des héritages esthétiques : la rigueur sculpturale d’Étienne Decroux, les visions grotesques d’Artaud, les apparitions troublantes de Castellucci. Mais la pièce s’en éloigne par son inscription dans une logique écologique et post-humaine, où l’accent n’est plus mis sur la narration, mais sur la transformation du corps par les forces qui l’entourent.

La créature et la lumière : plongée dans l’altération

Lorsque surgit la créature acéphale aux quatre bras — Sadok Aidani — le spectacle bascule dans une dimension quasi cauchemardesque. Cette figure, arrachée à l’informe, vole au jeune homme la lumière qu’il porte dans son torse. La lumière, symbole de vie, d’âme ou de conscience, devient l’enjeu d’un conflit violent : forces prédatrices, pouvoir, modernité destructrice ou machinerie aveugle. L’arrachement de cette lumière résume la dépossession fondamentale de l’humain face aux forces qui le dépassent.

La relation entre le personnage et la boule se mue alors en relation mythique : il en dépend, s’y attache, s’y abreuve, y étouffe, la porte, s’écroule sous son poids. Il tente de s’en libérer sans jamais y parvenir, comme un Sisyphe terrestre, un être qui ne peut que rejouer le cycle de sa propre dépendance. L’homme apparaît ainsi dans son combat éternel avec la terre : source de vie, mais aussi charge écrasante.

Extinction du corps et avènement du post-humain

La transformation finale, lorsque la tête du jeune homme devient elle-même une boule, accomplit le dispositif symbolique : le rapport humain-terre est renversé. Ce n’est plus l’homme qui porte le monde, mais le monde qui absorbe l’homme.

Sa tête disparaît, engloutie dans une matière impersonnelle. La lumière surgit encore par intermittence, comme une ultime possibilité de sens ou de salut, avant l’extinction brutale.

Cette poétique de l’altération inscrit la pièce dans une pensée explicitement post-humaine : le corps cesse d’être un sujet unifié pour devenir un lieu d’oscillation, de métamorphose, de crise.

Écologie et théâtre : un nouveau sillon

Le spectacle propose une vision sombre mais profonde du rapport de l’homme à la nature, à distance des représentations romantiques. La liaison à la terre apparaît comme une relation de dépendance, d’effort, de résistance et de fragilité.

En ce sens, ‘’Blead in his heart’’ prolonge, dans un registre plus métaphorique, une réflexion déjà présente dans El Bakhara (Toxic Paradise), mise en scène par Sadok Trabelsi en 2023. Si El Bakhara adoptait une perspective de dénonciation directe — pollution de Gabès, brouillard toxique, corps asphyxiés — ‘’Blead in his heart’’ privilégie une voie corporelle, allusive, poétique. Ces deux œuvres témoignent d’un même tournant écologique au sein de la création tunisienne: un déplacement de l’enjeu environnemental vers une interrogation du vivant et de ses limites.

Le parallèle avec le cinéma tunisien : un tournant silencieux

Cette redéfinition de l’humain trouve un écho dans le cinéma tunisien de la dernière décennie. Films de mutation, récits d’hybridité, figures liminaires ou animales :The last of us, Tlamess et Agora d’Ala Eddine Slim, Par-delà les montagnes de Mohamed Ben Attia, ‘’Take my breath’’ de Nada Mezni Hafaeidh et ‘’L’Aiguille’’ d’Abdelhamid Bouchnak.

Ces œuvres, très différentes dans leur forme, partagent une même intuition : l’humain n’est plus le centre du récit. Il devient une figure traversée par le naturel, l’animal ou le spectral.

La pensée post-humaniste — celle de Rosi Braidotti notamment — trouve ici une résonance tunisienne : l’humain comme être en devenir, exposé aux altérités du vivant, en rupture avec la souveraineté du sujet moderne.

Dans « Blead in his heart », cette vision prend corps dans la matière même du geste : transformation du personnage, apparition d’une créature informe, perte de la lumière intérieure, visage remplacé par une boule. Le corps n’est plus une unité close : il devient un seuil.

Le silence : un régime de sens non anthropocentré

Le spectacle se distingue surtout par son renversement du régime de signification. L’absence totale de parole déplace la source du sens du verbal vers l’empirique. L’effort, la résistance, la chute, la traction, l’immobilité : autant de micro-événements qui deviennent langage. Le geste n’illustre rien : il expose. La pièce ne dit pas ce que vit le personnage : elle le fait sentir.

Ce déplacement rejoint le cinéma d’Ala Eddine Slim, où la parole s’efface au profit de la corporéité et de la matérialité du paysage.
Ainsi, la pièce propose un théâtre où la question anthropologique fondamentale — qu’est-ce que l’humain lorsqu’il cesse de se penser au centre ? — se joue dans le tissu même du mouvement.

Une œuvre audacieuse du théâtre tunisien récent

À la croisée du mime corporel, de la fable écologique et du théâtre post-humain, « Blead in his heart » constitue une proposition singulière et audacieuse. En conjuguant silence, hybridité corporelle et agentivité des objets, la pièce donne forme à un monde où l’humain n’est plus unité souveraine, mais un être parmi d’autres, traversé par les forces qui le composent et qu’il ne contrôle pas.
C’est un spectacle visuel suggestif et dérangeant — un rappel que les cris les plus intenses du théâtre sont parfois ceux qui ne sont jamais prononcés.

O. K.

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